Le dogue du Tibet

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Travaux d'automne.
Eric Trombert, Khol sa steng, septembre 1997.
A
Khol sa steng, comme dans tous les villages d'agriculteurs
de l'Amdo, l'automne est la saison la plus paisible.
L'activité des hommes se met à l'image du temps : le soleil est moins
ardent, les jours raccourcissent, mais le ciel est plus pur et l'atmosphère
plus sereine.
Depuis la mi-août, la fièvre des moissons est retombée. Après d'épuisantes
journées passées à couper (à la faucille), à dépiquer et à vanner, le
grain est enfin rentré. Dans chaque maisonnée, le blé (et un peu d'orge)
s'entasse maintenant, en sacs de 50 kg, dans la réserve attenante à la
pièce principale.
Les aires de battage contiguës à chaque habitation sont désertes. Seule
une énorme meule de paille témoigne de l'activité fébrile et bruyante
qui y fut déployée pendant les brûlantes journées de l'été. Si on y entend
encore quelques éclats de voix, à la tombée du jour, ce ne sont que de
petits groupes de villageois engagés dans quelque partie de morpion qui
commentent bruyamment les bons coups, accroupis en cercle autour d'un
damier tracé sur le sol.
Certes, on ne reste jamais totalement inactif à la campagne, quelle que
soit la latitude, la saison ou le jour, et mon hôte a bien ri ce dimanche
matin où je lui ai demandé, avec ma naïveté de citadin, si " aujourd'hui
on se reposait ".
Il n'a pas tardé à charger la charrue sur son âne, à sortir son cheval,
et il s'en est allé labourer une pièce de terre située à une demi heure
au dessus du village, du côté de Nyamo. Il est vrai que les labours d'automne
n'ont pas l'intensité de ceux de printemps, juste avant les semailles.
D'autres matins, la corne du chef du village retentit. Elle appelle les
villageois, par roulement, à des travaux communautaires : recreuser les
canaux d'écoulement, et surtout niveler la terre des champs aménagés en
terrasse sur les pentes de la montagne.
Mais
l'automne est surtout l'occasion de travaux de construction. A Khol sa
steng, tout le monde est paysan, mais tout le monde sait aussi tout faire.
Les plus habiles ont acquis une véritable spécialité : tailleur, charpentier
ou sculpteur. C'est ainsi que dans la cour d'une maison voisine, transformée
en chantier à bois, on prépare les éléments d'une maison qu'un parent,
installé près du lac Koko nor, a commandé. On scie et on rabote poutres,
solives et poteaux. On marque au crayon leur destination selon l'agencement
prévu. On sculpte les panneaux d'ornements ; les sculpteurs sont, eux,
des Chinois venus de la région de Lhabrang, province voisine du Gansu.
Lorsque l'ensemble du puzzle sera achevé, il sera acheminé par camion
jusqu'au bord du lac (à environ 300 km), dans cette région un peu désolée
qui manque autant de bois que de bons menuisiers.
Chez Ran Chug, l'oncle de mon hôte, on a décidé d'agrandir la maison.
Celle-ci est d'un plan très classique, en rectangle : trois bâtiments
délimitant une cour intérieure forment un U, lequel est fermé par un mur
de façade percé d'un portail. Terre crue pour les murs et les toits en
terrasse - le meilleur matériau isolant qu'on puisse imaginer -, boiseries
splendides pour les charpentes et les intérieurs.
Il s'agit d'allonger le rectangle en abattant le mur de façade et en le
reconstruisant 5 m plus avant. La longueur ainsi gagnée permettra de construire
d'un côté une réserve supplémentaire, de l'autre une petite bergerie.
La démolition commence. Toute la maisonnée y participe, père, fils, filles
et belles-filles. Celles-ci ne sont pas les dernières à manier la pelle,
la pioche et à charroyer la terre par paniers de 20 kilos.
Au bout de deux jours, ce premier travail est achevé. Le spectacle est
désolant, indescriptible : paysage après bombardement. Mais le désordre
n'est qu'apparent, et les monticules de terre brune qui donnent cet aspect
lunaire n'ont pas été accumulés au hasard. Il faut attendre deux jours
avant de reconstruire, car il a un peu plu la semaine passée, et la terre
est jugée humide, ce qui la rend lourde à la pelle - ce n'est là qu'un
détail ! -, et surtout peu propice à un bon compactage. Un tel mur est
fait pour durer une génération, s'il le faut. Comme le travail doit être
fait rapidement - toujours pour une question de solidité - on a convoqué
tous les parents et alliés du village, plus les cousins et cousines de
Klu rgya et de Nyamo, une cinquantaine de personnes au total.
Le coffrage est enfin prêt ; son alignement est vérifié par Loba, le menuisier
du clan. Au début, le mur n'est qu'un sentier - d'un bon mètre de large
- bordé d'une rangée de planches sur lequel déambulent à la queue leu
leu, en piétinant et en chantant, une vingtaine de personnes, tandis que
d'autres leur envoient sous les pieds des pelletées de terre.
Quand la couche atteint une dizaine de centimètres, la circulation cesse.
On laisse la place aux plus forts qui s'emparent de gros galets de plusieurs
kilos. Projetés sur le sol de place en place, ils servent à parfaire le
compactage. Quand je leur parle du pisoir muni d'un manche, qu'on utilise
dans les villages du côté de Reb kong, les jeunes costauds de Kho sa steng
ont un sourire condescendant.
La première couche une fois bien tassée, on reprend la circulation et
le pelletage. Et on s'élèvera ainsi centimètre par centimètre... pendant
deux jours.
Le plus dur est évidemment à la fin, lorsqu'il faut lancer les pelletées
de terre sur le haut du mur qui s'élève alors à près de 3 m. Mais ce n'est
pas tout. Il faut aussi nourrir cette nombreuse troupe. On a tué une ramo
noire (chèvre-brebis), et pendant que le mur s'élève, on s'affaire dans
la cour : les hommes préparent le boudin, les abats et la viande, les
femmes cuisinent les pâtes, à la fourche, dans un énorme chaudron installé
pour la circonstance.
Inutile de dire que le dernier repas sera joyeux, mais peu arrosé, avant
que chacun ne rentre chez soi. A charge de revanche, bien entendu. L'entraide
villageoise n'est pas une pratique du passé dans les montagnes de l'Amdo.
La première neige est tombée cette nuit, 24e jour du 8e mois lunaire,
discrètement, juste une mince pellicule déposée artistiquement, comme
pour mettre en valeur les belles pentes qui montent vers Nyamo. Neige
trop précoce, vite fondue au soleil de midi. Mais on a eu le temps d'admirer
le paysage et de comprendre le message : l'hiver est annoncé.
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